extrait de "Manhattan Circus" (roman)

Publié le par PatriciaOszvald

"Je pourrais vous parler d'un type. Un certain Michael Haskins, par exemple. Il vivrait à New-York. Probablement à Manhattan ou à Soho. Soho ou Manhattan. Je n'arrive pas à me décider sur la question pour l'instant ; on y reviendra plus tard. Il serait psychanalyste à 350 $ la séance sur la 5e Avenue. La quarantaine. La femme de sa vie dans sa vie. Tout irait pour le mieux. La vie serait belle. Sa vie. Sa vie serait belle. Non, sa vie ne serait pas que belle ; elle serait extraordinaire, sa vie. Tout coulerait de source. Et après ? Après ça, je vous dirais quoi ? Que pourrais-je rajouter à ce chapelet de superlatifs qui qualifieraient la si merveilleuse vie de Michael Haskins. Je vais vous le dire ! C'est moi ! C'est moi, Michael Haskins. Je suis Michael Haskins. Je vis à New-York. A Soho. J'ai un temps hésité entre Manhattan et Soho, c'est vrai. Mais finalement, Soho l'a emporté. Affaire classée. J'ai quarante-six ans et je suis psychanalyste. Nous sommes en février 2013 et à l’heure qu’il est, toute la planète se demande quelle mouche a bien pu piquer le Pape Benoît XVI pour que celui-ci annonce sa toute prochaine démission.

Par ce frisquet matin, une fois n'est pas coutume, je piétinai mon courrier que Madame Ramirez avait eu la gentillesse de déposer au seuil de ma porte, comme chaque jour (mais je suis certain que vous n’en doutiez pas). Madame Ramirez est portoricaine et réside au premier étage de l’immeuble depuis des millénaires. Bien sûr, c’est une image. Personne - Dieu soit loué – non, personne ne vit des millénaires ici-bas et personnellement ; je m'en réjoui. C'est donc une image ; voilà exactement ; une métaphore ; je vois que vous avez parfaitement compris l'idée. Pour en revenir à la susnommée Madame Ramirez, c'est une façon de dire qu’avec toutes ses petites manies à marquer le lieu de sa présence, on eût dit qu’elle y résidait depuis toujours. Il s’avère en réalité que Madame Ramirez est l’ancienne dame de compagnie du docteur Zsimanszki, émigré polonais et célèbre neurochirurgien de renommée internationale. Et lorsque je parle de dame de compagnie ; n'y voyez pas malice. Disons qu'elle gérait l'intendance de Zsimanszki, rien de plus. A son décès, le notaire chargé de la succession révéla à Madame Ramirez que le défunt docteur lui léguait l’usufruit de son appartement et le maintien de ses gages jusqu’à la fin de ses jours. Une sorte de reconnaissance éternelle par-delà la mort en quelque sorte. Quelques semaines plus tard, c'est toute émue qu'elle emménageait dans l'immense appartement de 250m² ainsi mis à sa disposition.

En fait si, il était de coutume que je piétine mon courrier chaque matin. Il se passait un très étrange phénomène qu'aujourd'hui encore je ne parviens pas à m'expliquer car si je savais pertinemment bien que mon courrier m’attendait sur le paillasson hirsute qui gisait assez lamentablement sur mon seuil, allez donc savoir pourquoi, entre le moment où j’y pense en posant la main sur la poignée de la porte, où je l’ouvre et ce fameux pas fatal ; je suis soudainement envahi d’une amnésie totale dont seul le crissement plaintif du courrier ainsi maltraité parvient à me sortir.

Voici comment j’aurais pu me présenter si un élément perturbateur ne s’était pas planté en travers de mon chemin pour me signifier ipso facto que non, il n’en serait pas ainsi. Si je suis bien Michael Haskins, que je traîne effectivement mes Converse à New-York et qu’il est tout aussi vrai que j’ai très exactement quarante-six ans et huit mois pour être on ne peut plus précis ; je ne suis par contre pas du tout psychanalyste. J’en avais eu pourtant la ferme intention, croyez-le bien. Mais si je ne le suis pas, c’est pour la bonne et simple raison que Paul Rodrick, élément perturbateur de son état, m’avait stoppé dans mon élan. Pourtant, tout n’allait pas trop mal pour moi à cette époque. Tout allait même vraiment bien. J’avais vingt-trois ans et poursuivais mes études. Des études de psychanalyste, faut-il le préciser. J’étais promis à un brillant avenir dans le domaine, du moins en avais-je la sincère motivation. Ma famille, encore plus optimiste que moi, attendait avec non moins d’impatience de pouvoir s’enorgueillir du fait que leur fils adoré, chéri, qu’ils aiment tant soit psychanalyste sur la 5e Avenue à trois cent cinquante dollars la séance. Une sorte de glorification théâtrale et universelle trônait sur cette 5e Avenue. C’est ainsi. Vivre et travailler à New-York est une chose, mais sur la 5e Avenue, c'est la première marche du podium en quelque sorte. Une année plus tôt, j’avais fait la connaissance de Sharon Rodrick, la fille de l’élément perturbateur. Nous nous étions rencontrés chez des amis communs à l’occasion d’un anniversaire. Nous avions sympathisé tout de suite. Elle était en deuxième année de médecine. Elle était brillante élève elle aussi et je me souviens m’être posé la question à l’époque de savoir si ses parents souhaitaient également la voir exercer sur la 5e Avenue ou si pour eux, ce détail finalement purement géographique n’avait que peu d’importance en soi. A cet anniversaire, nous avions beaucoup ri, bu de manière très raisonnable probablement pour ne pas griller toutes nos cartes d'entrée de jeu, beaucoup parlé et plaisanté. Une soirée d’anniversaire plutôt réussie. Je l’avais pourtant joué un peu diesel, je reconnais, notamment parce que – et cela ne m’était pas apparu comme un détail à l’époque – j’avais repéré un gars qui était particulièrement attentif et plutôt attentionné avec Sharon, lui apportant à plusieurs reprises « son cocktail préféré ». A ces mots, d’ordinaire révélateurs d’une certaine proximité, associés aux regards plutôt assassins qu’il m’avait lancés tout au long de la soirée ; non seulement, je l’avais tout de suite trouvé très antipathique, mais aussi avais-je cru bon d’en déduire qu’ils étaient un peu plus que des amis. Nous avons donc passé une charmante et amicale soirée. Je dois à l’honnêteté de dire que j’avais moi-même à ce moment, l’esprit plus qu’agréablement habité notamment par Michelle, Amber et surtout Emily qui avait des arguments… pulmonaires favorisant plus qu’honorablement ma très fertile imagination dans bien des voyages interplanétaires de mes soirées et de mes nuits solitaires d’étudiant.

Quelques semaines plus tard, quelle ne fut pas notre surprise à Sharon et à moi, de nous retrouver tous deux témoins au mariage d’autres amis communs (oui, je sais, il semblerait que nous ayons pas mal d’amis communs ; la vie, parfois, réserve aussi de jolies surprises…). J’étais d’autant plus détendu que le galant porteur de « son cocktail préféré » n’y était pas convié, ce qui m’avait amené à conclure que la voie était libre. L’ambiance était particulièrement chaleureuse. En général, c’est plutôt dès le lendemain de noces que les choses commencent à se gâter. Sharon et moi avons passé une merveilleuse journée surtout après que – ne me demandez pas ce qui nous est passé par la tête à l’un et à l’autre ; je n’en sais rien - en plein office religieux, au sacro-saint moment où les mariés furent invités à s’embrasser, nos bouches se sont trouvées aimantées comme par magie et debout, devant toute l’assemblée, nous nous sommes roulé une pelle monumentale jusqu’à ce que l’homme d’église, hilare lui aussi, après avoir bruyamment toussé pour attirer notre attention, nous précisa tout sourire « Je m’adressais aux mariés, mes enfants ! »."

© Patricia Oszvald

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